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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

le chef de la multitude, de monter à l’horloge de l’Hôtel de Ville, de sonner le tocsin d’un massacre général, et de triompher au tribunal révolutionnaire.

Marat, comme le Péché de Milton, fut violé par la mort : Chénier fit son apothéose, David le peignit dans le bain rougi, on le compara au divin auteur de l’Évangile. On lui dédia cette prière : « Cœur de Jésus, cœur de Marat ; ô sacré cœur de Jésus, ô sacré cœur de Marat ! » Ce cœur de Marat eut pour ciboire une pyxide précieuse du garde-meuble[1]. On visitait dans un cénotaphe de gazon, élevé sur la place du Carrou-

  1. Le dimanche 28 juillet 1793, une fête, à laquelle assistait une députation de vingt-quatre membres de la Convention nationale, fut célébrée dans le Jardin du Luxembourg, en l’honneur de Marat. Un reposoir, richement décoré, était dressé à l’entrée de la grande allée, du côté des parterres. Le cœur de Marat y avait été déposé ; il était enfermé dans une urne magnifique, provenant du Garde-Meuble. La Société des Cordeliers avait été autorisée à y choisir un des plus beaux vases, « pour que les restes du plus implacable ennemi des rois fussent renfermés dans des bijoux attachés à leur couronne. » (Nouvelles politiques nationales et étrangères, no 212, 31 juillet 1793.) Un orateur, monté sur une chaise, lut un discours, dont voici le début : « Ô cor Jésus ! ô cor Marat ! Cœur sacré de Jésus ! cœur sacré de Marat, vous avez les mêmes droits à nos hommages ! » Puis, comparant les travaux et les enseignements du Fils de Marie à ceux de l’Ami du peuple, l’orateur montra que les Cordeliers et les Jacobins étaient les apôtres du nouvel Évangile, que les Publicains revivaient dans les Boutiquiers et les Pharisiens dans les Aristocrates. « Jésus-Christ est un prophète, ajouta-t-il, et Marat est un Dieu ! » Et il s’écriait en finissant : « Ce n’est pas tout ; je puis dire ici que la compagne de Marat est parfaitement semblable à Marie : celle-ci a sauvé l’enfant Jésus en Égypte ; l’autre a soustrait Marat au glaive de Lafayette, l’Hérode des temps nouveaux. » (Révolutions de Paris, no 211, du 20 juillet au 3 août 1793.) — Pour tous les détails de cette fête, voir, au tome III du Journal d’un bourgeois de Paris, par Edmond Biré, le chapitre intitulé : Cœur de Marat.