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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

à sa vie. J’avais la satisfaction de penser que, du moins, madame de Beaumont ne me quitterait plus : je comptais la conduire à Naples au printemps, et de là envoyer ma démission au ministre des affaires étrangères. M. d’Agincourt[1], ce véritable philosophe, vint voir le léger oiseau de passage, qui s’était arrêté à Rome avant de se rendre à la terre inconnue ; M. Boguet, déjà le doyen de nos peintres, se présenta. Ces renforts d’espérances soutinrent la malade et la bercèrent d’une illusion qu’au fond de l’âme elle n’avait plus. Des lettres cruelles à lire m’arrivaient de tous côtés, m’exprimant des craintes et des espérances. Le 4 d’octobre, Lucile m’écrivait de Rennes :

« J’avais commencé l’autre jour une lettre pour toi ; je viens de la chercher inutilement ; je t’y parlais de madame de Beaumont, et je me plaignais de son silence à mon égard. Mon ami, quelle triste et étrange vie je mène depuis quelques mois ! Aussi ces paroles du prophète me reviennent sans cesse à l’esprit : Le Seigneur vous couronnera de maux et vous jettera comme une balle. Mais laissons mes peines et parlons de tes inquiétudes. Je ne puis me les persuader fondées : je vois toujours madame de Beaumont pleine de vie et de jeunesse, et presque immatérielle ; rien de funeste ne peut, à son sujet, me tomber dans le cœur. Le ciel, qui connaît nos

  1. M. d’Agincourt (1730-1814), fermier-général sous Louis XV, avait amassé une grande fortune, qu’il consacra tout entière à l’étude et à la culture des beaux-arts. Il se fixa à Rome en 1779, ne cessa plus depuis de l’habiter et y rédigea l’Histoire de l’Art par les Monuments, depuis le IVe siècle jusqu’au XVIe (6 vol. in-fol., avec 336 planches). C’est le plus riche répertoire que l’on ait en ce genre.