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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

herbes. Je le trouvai très animé : les crimes continués sous ses yeux avaient fait disparaître la tolérance politique de l’ami de Rousseau ; entre la cause des victimes et celle des bourreaux, il n’hésitait pas. Il croyait que tout valait mieux que l’ordre de choses alors existant ; il pensait, dans mon cas particulier, qu’un homme portant l’épée ne se pouvait dispenser de rejoindre les frères d’un roi opprimé et livré à ses ennemis. Il approuvait mon retour d’Amérique et pressait mon frère de partir avec moi.

Je lui fis les objections ordinaires sur l’alliance des étrangers, sur les intérêts de la patrie, etc., etc. Il y répondit ; des raisonnements généraux passant aux détails, il me cita des exemples embarrassants. Il me présenta les Guelfes et les Gibelins, s’appuyant des troupes de l’empereur ou du pape ; en Angleterre, les barons se soulevant contre Jean sans Terre. Enfin, de nos jours, il citait la République des États-Unis implorant le secours de la France. « Ainsi, continuait M. de Malesherbes, les hommes les plus dévoués à la liberté et à la philosophie, les républicains et les protestants, ne se sont jamais crus coupables en empruntant une force qui pût donner la victoire à leur opinion. Sans notre or, nos vaisseaux et nos soldats, le Nouveau Monde serait-il aujourd’hui émancipé ? Moi, Malesherbes, moi qui vous parle, n’ai-je pas reçu, en 1776, Franklin, lequel venait renouer les relations de Silas Deane[1], et pourtant Franklin était-

  1. Silas Deane, membre du premier Congrès américain, avait été, en 1776, envoyé à Paris par ses collègues, avec mission de rallier la Cour de France à la cause des insurgents. Ses négociations n’ayant pas donné les résultats que l’on en espérait, on lui adjoignit Franklin, qui fut plus heureux et parvint à signer,