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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t2.djvu/503

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

avec madame de Coislin et le marquis de Nesle[1] ; le marquis courait en avant et faisait préparer d’excellents dîners. Madame de Coislin venait à la suite, et ne demandait qu’une demi-livre de cerises. Au départ, on lui présentait d’énormes mémoires, alors c’était un train affreux. Elle ne voulait entendre qu’aux cerises ; l’hôte lui soutenait que, soit que l’on mangeât, ou qu’on ne mangeât pas, l’usage, dans une auberge, était de payer le dîner.

Madame de Coislin s’est fait un illuminisme à sa guise[2]. Crédule ou incrédule, le manque de foi la por-

  1. « En quittant Méréville, M. de Chateaubriand fut passer quelque temps à Champlâtreux, et moi, par complaisance, je partis avec Mme de Coislin pour les eaux de Vichy. Cette bonne dame était très aimable, mais très difficile à vivre ; son avarice surtout était insupportable. Pendant le voyage, elle me faisait une guerre à mort sur ce que je mangeais, bien que ce ne fût pas à ses dépens. Elle prétendait que c’était la plus sotte manière de dépenser son argent ; aussi, dans les auberges se contentait-elle d’une livre de cerises qu’on lui faisait payer à raison de ce que ses domestiques avaient mangé, et ils se faisaient servir comme des princes ; ils en étaient quittes pour une verte réprimande, qu’ils préféraient à la disette. Pendant la route, la conversation roulait en général sur la dépense de l’auberge que nous venions de quitter, ou sur la toilette de Mlle Lambert, sa femme de chambre. La pauvre fille était cependant fort mincement vêtue ; mais elle était propre et changeait de linge, ce qui n’avait pas le sens commun. Mme de Coislin n’en changeait jamais ; elle prétendait que c’était comme cela de son temps et qu’on possédait à peine deux chemises. Du reste, elle avait assez d’esprit pour rire la première de son avarice ; elle convenait que, ne donnant pas ce qui était nécessaire à ses gens, ils étaient obligés de le prendre : « Mais que voulez-vous, mon cœur, me disait-elle, j’aime mieux qu’on me prenne que de donner. Je sais qu’au bout du mois, c’est toujours la maîtresse qui paye : tout cela est fort triste. » — Souvenirs de Mme de Chateaubriand.
  2. « Mme de Coislin était ce qu’on appelle illuminée. Elle croyait à toutes les rêveries de Saint-Martin, et ne trouvait rien