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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

qui survint et nous procura un mauvais dîner dans une antichambre noire, nous aurions quitté la patrie de Rousseau sans manger. M. de Forbin était alors dans la béatitude ; il promenait dans ses regards le bonheur intérieur qui l’inondait ; il ne touchait pas terre. Porté par ses talents et ses félicités, il descendait de la montagne comme du ciel, veste de peintre en justaucorps, palette au pouce, pinceaux en carquois. Bonhomme néanmoins, quoique excessivement heureux, se préparant à m’imiter un jour, quand j’aurais fait le voyage de Syrie, voulant même aller jusqu’à Calcutta, pour faire revenir les amours par une route extraordinaire, lorsqu’ils manqueraient dans les sentiers battus. Ses yeux avaient une protectrice pitié : j’étais pauvre, humble, peu sûr de ma personne, et je ne tenais pas dans mes mains puissantes le cœur des princesses[1]. À Rome, j’ai eu le bonheur de rendre à M. de Forbin son dîner du lac ; j’avais le mérite d’être devenu ambassadeur. Dans ce temps-ci on retrouve roi le soir le pauvre diable qu’on a quitté le matin dans la rue.

Le noble gentilhomme, peintre par le droit de la Révolution, commençait cette génération d’artistes qui s’arrangent eux-mêmes en croquis, en grotesques,

    de M. de Forbin avec une légère pointe d’ironie, il ne laissait pas d’avoir autrefois rendu pleine justice aux mérites de ce galant homme. Rendant compte, dans le Conservateur de 1819, de son Voyage au Levant, il commençait ainsi son article : « M. le comte de Forbin, dans son Voyage, réunit le double mérite du peintre et de l’écrivain : l’ut pictura poësis semble avoir été dit pour lui. Nous pouvons affirmer que, dessinés ou écrits, ses tableaux joignent la fidélité à l’élégance. » — Le comte de Marcellus, premier secrétaire à Londres, en 1822, pendant l’ambassade de Chateaubriand, épousa la fille de M. de Forbin.

  1. « Allusion à la situation du comte de Forbin auprès de la princesse Borghèse (Pauline Bonaparte), dont il était le chambellan et l’amant en titre. Sur les relations du chambellan et de la princesse, on trouve de curieux détails dans l’ouvrage de M. Frédéric Masson sur Napoléon et sa Famille, tome III, pages 339-343, et tome IV, pages 429-447. »