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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t2.djvu/515

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

la mort de madame de Beaumont, était demeurée vide : des formes aériennes, houris ou songes, sortant de cet abîme, me prenaient par la main et me ramenaient au temps de la sylphide. Je n’étais plus aux lieux que j’habitais, je rêvais d’autres bords. Quelque influence secrète me poussait aux régions de l’Aurore, où m’entraînaient d’ailleurs le plan de mon nouveau travail et la voix religieuse qui me releva du vœu de la villageoise, ma nourrice. Comme toutes mes facultés s’étaient accrues, comme je n’avais jamais abusé de la vie, elle surabondait de la sève de mon intelligence, et l’art, triomphant dans ma nature, ajoutait aux inspirations du poète. J’avais ce que les Pères de la Thébaïde appelaient des ascensions de cœur. Raphaël (qu’on pardonne au blasphème de la similitude), Raphaël, devant la Transfiguration seulement ébauchée sur le chevalet, n’aurait pas été plus électrisé par son chef-d’œuvre que je ne l’étais par cet Eudore et cette Cymodocée, dont je ne savais pas encore le nom et dont j’entrevoyais l’image au travers d’une atmosphère d’amour et de gloire.

Ainsi le génie natif qui m’a tourmenté au berceau retourne quelquefois sur ses pas après m’avoir abandonné ; ainsi se renouvellent mes anciennes souffrances ; rien ne guérit en moi ; si mes blessures se ferment instantanément, elles se rouvrent tout à coup comme celles des crucifix du moyen âge, qui saignent à l’anniversaire de la Passion. Je n’ai d’autre ressource, pour me soulager dans ces crises, que de donner un libre cours à la fièvre de ma pensée, de même qu’on se fait percer les veines quand le sang afflue au cœur ou monte à la tête. Mais de quoi parlé-