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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Ce sont là les vrais, les seuls événements de ma vie réelle ! Que m’importaient, au moment où je perdais ma sœur, les milliers de soldats qui tombaient sur les champs de bataille, l’écroulement des trônes et le changement de la face du monde ?

La mort de Lucile atteignit aux sources de mon âme : c’était mon enfance au milieu de ma famille, c’étaient les premiers vestiges de mon existence qui disparaissaient. Notre vie ressemble à ces bâtisses fragiles, étayées dans le ciel par des arcs-boutants : ils ne s’écroulent pas à la fois, mais se détachent successivement ; ils appuient encore quelque galerie, quand déjà ils manquent au sanctuaire ou au berceau de l’édifice. Madame de Chateaubriand, toute meurtrie encore des caprices impérieux de Lucile, ne vit qu’une délivrance pour la chrétienne arrivée au repos du Seigneur. Soyons doux, si nous voulons être regrettés : la hauteur du génie et les qualités supérieures ne sont pleurées que des anges. Mais je ne puis entrer dans la consolation de madame de Chateaubriand.


Quand, revenant à Paris par la route de Bourgogne, j’aperçus la coupole du Val-de-Grâce et le dôme de Sainte-Geneviève, qui domine le Jardin des Plantes, j’eus le cœur navré : encore une compagne de ma vie laissée sur la route ! Nous rentrâmes à l’hôtel de Coislin, et, bien que M. de Fontanes, M. Joubert, M. de Clausel, M. Molé vinssent passer les soirées chez moi, j’étais travaillé de tant de souvenirs et de pensées, que je n’en pouvais plus. Demeuré seul derrière les chers

    l’abondance de leurs larmes. Ce sont deux aimables enfants, sans compter que le garçon est un homme de génie. »