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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

petit Bédouin me criait en français, lorsque je passais dans les montagnes de la Judée : « En avant, marche ! » L’ordre était donné, et l’Orient a marché.

Le camarade d’Ulysse, Julien, qu’est-il devenu ? Il m’avait demandé, en me remettant son manuscrit, d’être concierge dans ma maison, rue d’Enfer : cette place était occupée par un vieux portier et sa famille que je ne pouvais renvoyer. La colère du ciel ayant rendu Julien volontaire et ivrogne, je le supportai longtemps ; enfin, nous fûmes obligés de nous séparer. Je lui donnai une petite somme et lui fis une petite pension sur ma cassette, un peu légère, mais toujours copieusement remplie d’excellents billets hypothéqués sur mes châteaux en Espagne. Je fis entrer Julien, selon son désir, à l’hospice des Vieillards : il y acheva le grand et dernier voyage. J’irai bientôt occuper son lit vide, comme je dormis au camp d’Etnir-Capi sur la natte d’où l’on venait d’enlever un musulman pestiféré. Ma vocation est définitivement pour l’hôpital où gît la vieille société. Elle fait semblant de vivre et n’en est pas moins à l’agonie. Quand elle sera expirée, elle se décomposera afin de se reproduire sous des formes nouvelles, mais il faut d’abord qu’elle succombe ; la première nécessité pour les peuples, comme pour les hommes, est de mourir : « La glace se forme au souffle de Dieu, » dit Job.