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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t2.djvu/575

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

horizons nus et ronds comme la bosse d’un bouclier, disent les poésies arabes, et des loups si maigres que leurs mâchoires sont comme un bâton fendu. La Grèce a repris cette liberté que je lui souhaitais en la traversant sous la garde d’un janissaire. Mais jouit-elle de sa liberté nationale ou n’a-t-elle fait que changer de joug ?

Je suis en quelque façon le dernier visiteur de l’empire turc dans ses vieilles mœurs. Les révolutions, qui partout ont immédiatement précédé ou suivi mes pas, se sont étendues sur la Grèce, la Syrie, l’Égypte. Un nouvel Orient va-t-il se former ? qu’en sortira-t-il ? Recevrons-nous le châtiment mérité d’avoir appris l’art moderne des armes à des peuples dont l’état social est fondé sur l’esclavage et la polygamie ? Avons-nous porté la civilisation au dehors, ou avons-nous amené la barbarie dans l’intérieur de la chrétienté ? Que résultera-t-il des nouveaux intérêts, des nouvelles relations politiques, de la création des puissances qui pourront surgir dans le Levant ? Personne ne saurait le dire. Je ne me laisse pas éblouir par des bateaux à vapeur et des chemins de fer ; par la vente du produit des manufactures et par la fortune de quelques soldats français, anglais, allemands, italiens, enrôlés au service d’un pacha : tout cela n’est pas de la civilisation. On verra peut-être revenir, au moyen des troupes disciplinées des Ibrahim futurs, les périls qui ont menacé l’Europe à l’époque de Charles-Martel, et dont plus tard nous a sauvés la généreuse Pologne. Je plains les voyageurs qui me suivront : le harem ne leur cachera plus ses secrets ; ils n’auront point vu le vieux soleil de l’Orient et le turban de Mahomet. Le