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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t2.djvu/64

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

d’or ; de jeunes magistrats transformés en colonels hongrois, et Rivarol[1] que je n’ai vu qu’une seule fois dans ma vie. On ne l’avait point nommé ; je fus frappé du langage d’un homme qui pérorait seul et se faisait écouter avec quelque droit comme un oracle. L’esprit de Rivarol nuisait à son talent, sa parole à sa plume. Il disait, à propos des révolutions : « Le premier coup porte sur le Dieu, le second ne frappe plus qu’un marbre insensible. » J’avais repris l’habit d’un mesquin sous-lieutenant d’infanterie ; je devais partir en sortant du dîner et mon havresac était derrière la porte. J’étais encore bronzé par le soleil d’Amérique et l’air de la mer ; je portais les cheveux plats et noirs. Ma figure et mon silence gênaient Rivarol ; le baron de Breteuil, s’apercevant de sa curiosité inquiète, le satisfit : « D’où vient votre frère le chevalier ? » dit-il à mon frère. Je répondis : « De Niagara. » Rivarol s’écria : « De la cataracte ! » Je me tus. Il hasarda un commencement de question :

  1. Antoine de Rivarol (1753-1801). Ironiste étincelant dans les Actes des Apôtres, il a donné en 1789, au Journal Politique-National de l’abbé Sabatier des articles, ou plutôt des Tableaux d’histoire, qui lui ont valu d’être appelé par Burke « le Tacite de la Révolution ». Il émigra le 10 juin 1792, un mois avant Chateaubriand, et résida d’abord à Bruxelles. C’est là qu’il publia une Lettre au duc de Brunswick, une Lettre à la noblesse française et la Vie politique et privée du général La Fayette, dont il rappelait ironiquement le sommeil au 6 octobre, en lui donnant le nom de « général Morphée ». — Chateaubriand a peut-être un peu arrangé les choses en se donnant à lui-même le dernier mot, dans le récit de son échange de paroles avec Rivarol. Il n’était pas si facile que cela de toucher celui qui avait si bien mérité et qui justifiait en toute rencontre son surnom de Saint-Georges de l’épigramme.