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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t2.djvu/72

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Je m’asseyais, avec mon fusil, au milieu des ruines ; je tirais de mon havresac le manuscrit de mon voyage en Amérique ; j’en déposais les pages séparées sur l’herbe autour de moi ; je relisais et corrigeais une description de forêt, un passage d’Atala, dans les décombres d’un amphithéâtre romain, me préparant ainsi à conquérir la France. Puis, je serrais mon trésor dont le poids, mêlé à celui de mes chemises, de ma capote, de mon bidon de fer-blanc, de ma bouteille clissée et de mon petit Homère, me faisait cracher le sang.

J’essayais de fourrer Atala avec mes inutiles cartouches dans ma giberne ; mes camarades se moquaient de moi, et arrachaient les feuilles qui débordaient des deux côtés du couvercle de cuir. La Providence vint à mon secours : une nuit, ayant couché dans un grenier à foin, je ne trouvai plus mes chemises dans mon sac à mon réveil ; on avait laissé les paperasses. Je bénis Dieu : cet accident, en assurant ma gloire, me sauva la vie, car les soixante livres qui gisaient entre mes deux épaules m’auraient rendu poitrinaire. « Combien ai-je de chemises ? disait Henri IV à son valet de chambre. — Une douzaine, sire, encore y en a-t-il de déchirées. — Et de mouchoirs, est-ce pas huit que j’ai ? — Il n’y en a pour cette heure que cinq. » Le Béarnais gagna la bataille d’Ivry sans chemises ; je n’ai pu rendre son royaume à ses enfants en perdant les miennes.


L’ordre arriva de marcher sur Thionville. Nous faisions cinq à six lieues par jour. Le temps était affreux ; nous cheminions au milieu de la pluie et de la fange,