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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t2.djvu/76

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

mer cette vieille France qui vous valait. Vous deviendrez vieille à votre tour et l’on vous accusera, comme on nous accusait, de tenir à des idées surannées. Ce sont vos pères que vous avez vaincus ; ne les reniez pas, vous êtes sortie de leur sang. S’ils n’eussent été généreusement fidèles aux antiques mœurs, vous n’auriez pas puisé dans cette fidélité native l’énergie qui a fait votre gloire dans les mœurs nouvelles ; ce n’est, entre les deux Frances, qu’une transformation de vertu.


Auprès de notre camp indigent et obscur, en existait un autre brillant et riche. À l’état-major, on ne voyait que fourgons remplis de comestibles ; on n’apercevait que cuisiniers, valets, aides de camp. Rien ne représentait mieux la cour et la province, la monarchie expirante à Versailles et la monarchie mourante dans les bruyères de Du Guesclin. Les aides de camp nous étaient devenus odieux ; quand il y avait quelque affaire devant Thionville, nous criions : « En avant, les aides de camp ! » comme les patriotes criaient : « En avant, les officiers ! »

J’éprouvai un saisissement de cœur lorsque arrivés par un jour sombre en vue des bois qui bordaient l’horizon, on nous dit que ces bois étaient en France. Passer en armes la frontière de mon pays me fit un effet que je ne puis rendre : j’eus comme une espèce de révélation de l’avenir, d’autant que je ne partageais aucune des illusions de mes camarades, ni relativement à la cause qu’ils soutenaient, ni pour le triomphe dont ils se berçaient ; j’étais là, comme Falkland[1] dans l’armée

  1. Lucius Carey, vicomte de Falkland (1610-1643), membre