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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t2.djvu/92

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

drait imiter l’Angleterre, que le roi périrait sur l’échafaud, et que, vraisemblablement, notre expédition devant Thionville serait un des principaux chefs d’accusation contre Louis XVI. Ferron fut frappé de ma prédiction : c’est la première de ma vie. Depuis ce temps j’en ai fait bien d’autres tout aussi vraies, tout aussi peu écoutées ; l’accident était-il arrivé, on se mettait à l’abri, et l’on m’abandonnait aux prises avec le malheur que j’avais prévu. Quand les Hollandais essuient un coup de vent en haute mer, ils se retirent dans l’intérieur du navire, ferment les écoutilles et boivent du punch, laissant un chien sur le pont pour aboyer à la tempête ; le danger passé, on renvoie Fidèle à sa niche au fond de la cale, et le capitaine revient jouir du beau temps sur le gaillard. J’ai été le chien hollandais du vaisseau de la légitimité.

Les souvenirs de ma vie militaire se sont gravés dans ma pensée ; ce sont eux que j’ai retracés au sixième livre des Martyrs[1].

  1. En plus d’un endroit de ce sixième livre, en effet, c’est Chateaubriand qui parle sous le nom d’Eudore, particulièrement dans cette page sur les veilles nocturnes du camp : — « Épuisé par les travaux de la journée, je n’avais durant la nuit que quelques heures pour délasser mes membres fatigués. Souvent il m’arrivait, pendant ce court repos, d’oublier ma nouvelle fortune ; et lorsque aux premières blancheurs de l’aube les trompettes du camp venaient à sonner l’air de Diane, j’étais étonné d’ouvrir les yeux au milieu des bois. Il y a pourtant un charme à ce réveil du guerrier échappé aux périls de la nuit. Je n’ai jamais entendu sans une certaine joie belliqueuse la fanfare du clairon, répétée par l’écho des rochers, et les premiers hennissements des chevaux qui saluaient l’aurore. J’aimais à voir le camp plongé dans le sommeil, les tentes encore fermées d’où sortaient quelques soldats à moitié vêtus, le centurion qui se promenait de-