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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

troupes de ce côté et n’ayant pas prévu cette insulte, n’avaient rien aux remparts du midi ; nous ne perdîmes pas pour attendre : la garnison arma une double batterie, qui perça nos épaulements et démonta deux de nos pièces. Le ciel était en feu ; nous étions ensevelis dans des torrents de fumée. Il m’arriva d’être un petit Alexandre : exténué de fatigue, je m’endormis profondément presque sous les roues des affûts où j’étais de garde. Un obus, crevé à six pouces de terre, m’envoya un éclat à la cuisse droite. Réveillé du coup, mais ne sentant point la douleur, je ne m’aperçus de ma blessure qu’à mon sang. J’entourai ma cuisse avec mon mouchoir. À l’affaire de la plaine, deux balles avaient frappé mon havresac pendant un mouvement de conversion. Atala, en fille dévouée, se plaça entre son père et le plomb ennemi ; il lui restait à soutenir le feu de l’abbé Morellet[1].

À quatre heures du matin, le tir du prince de Waldeck cessa ; nous crûmes la ville rendue ; mais les portes ne s’ouvrirent point, et il nous fallut songer à la retraite. Nous rentrâmes dans nos positions, après une marche accablante de trois jours.

Le prince de Waldeck s’était approché jusqu’au bord des fossés qu’il avait essayé de franchir, espérant une reddition au moyen de l’attaque simultanée : on supposait toujours des divisions dans la ville, et l’on se flattait que le parti royaliste apporterait les clefs aux princes. Les Autrichiens, ayant tiré à barbette, perdirent un monde considérable ; le prince de

  1. André Morellet (1727-1819), membre de l’Académie française. Nous le retrouverons quand Chateaubriand publiera son roman d’Atala.