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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

par la main des siens. Il s’étendit sur le dos dans cette tombe tutélaire et douloureuse, et ses camarades en adressant à Dieu des prières suppliantes, le couvrirent bientôt de sable, et trépignèrent ensuite sur la terre qui lui servait de linceul, probablement dans l’idée d’avancer le terme de ses souffrances.

« Ce spectacle, qui fait palpiter mon cœur et que je peins encore trop faiblement, eut lieu pendant l’exécution des pelotons répartis dans les dunes. Enfin il ne restait plus de tous les prisonniers que ceux placés près de la mare d’eau. Nos soldats avaient épuisé leurs cartouches ; il fallut frapper ceux-ci à la baïonnette et à l’arme blanche. Je ne pus soutenir cette horrible vue ; je m’enfuis, pâle et prêt à défaillir. Quelques officiers me rapportèrent le soir que ces infortunés, cédant à ce mouvement irrésistible de la nature qui nous fait éviter le trépas, même quand nous n’avons plus l’espérance de lui échapper, s’élançaient les uns dessus les autres, et recevaient dans les membres les coups dirigés au cœur et qui devaient sur-le-champ terminer leur triste vie. Il se forma, puisqu’il faut le dire, une pyramide effroyable de morts et de mourants dégouttant de sang, et il fallut retirer les corps déjà expirés pour achever les malheureux qui, à l’abri de ce rempart affreux, épouvantable, n’avaient point encore été frappés. Ce tableau est exact et fidèle, et le souvenir fait trembler ma main qui n’en rend point toute l’horreur. »

La vie de Napoléon opposée à de telles pages explique l’éloignement que l’on ressent pour lui.