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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

de vie ou de douleur. L’empereur, jusque-là muet comme sa victoire, et que l’aspect de tant de victimes oppressait, éclata : il se soulagea par des cris d’indignation, et par une multitude de soins qu’il fit prodiguer à ce malheureux. Puis il dispersa les officiers qui le suivaient pour qu’ils secourussent ceux qu’on entendait crier de toutes parts.

« On en trouvait surtout dans le fond des ravines où la plupart des nôtres avaient été précipités, et où plusieurs s’étaient traînés pour être plus à l’abri de l’ennemi et de l’ouragan. Les uns prononçaient en gémissant le nom de leur patrie ou de leur mère : c’étaient les plus jeunes. Les plus anciens attendaient la mort d’un air ou impassible ou sardonique, sans daigner implorer ni se plaindre ; d’autres demandaient qu’on les tuât sur-le-champ ; mais on passait vite à côté de ces malheureux, qu’on n’avait ni l’inutile pitié de secourir, ni la pitié cruelle d’achever[1]. »

Tel est le récit de M. de Ségur. Anathème aux victoires non remportées pour la défense de la patrie et qui ne servent qu’à la vanité d’un conquérant !

La garde, composée de vingt-cinq mille hommes d’élite, ne fut point engagée à la Moskowa : Bonaparte la refusa sous divers prétextes. Contre sa coutume, il se tint à l’écart du feu et ne pouvait suivre de ses propres yeux les manœuvres. Il s’asseyait ou se promenait près d’une redoute emportée la veille : lorsqu’on venait lui apprendre la mort de quelques-uns de ses généraux, il faisait un geste de résignation. On regardait avec étonnement cette impassibilité ; Ney

  1. Ségur, livre VII, chap. XII.