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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t3.djvu/308

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

ne s’est jamais expliqué à ce sujet. Rostopschin a-t-il voulu échapper au reproche des nobles et des marchands dont la fortune avait péri ? Alexandre a-t-il craint d’être appelé un Barbare par l’Institut ? Ce siècle est si misérable, Bonaparte en avait tellement accaparé toutes les grandeurs, que quand quelque chose de digne arrivait, chacun s’en défendait et en repoussait la responsabilité.

L’incendie de Moscou restera une résolution héroïque qui sauva l’indépendance d’un peuple et contribua à la délivrance de plusieurs autres. Numance n’a point perdu ses droits à l’admiration des hommes. Qu’importe que Moscou ait été brûlé ! ne l’avait-il pas été déjà sept fois ? N’est-il pas aujourd’hui brillant et rajeuni, bien que dans son vingt-unième bulletin Napoléon eût prédit que l’incendie de cette capitale retarderait la Russie de cent ans ? « Le malheur même de Moscou, » dit admirablement madame de Staël, a régénéré l’empire : cette ville religieuse a péri

    au bon peuple qu’on préparait un ballon pour détruire d’un seul coup toute l’armée française. M. le comte Rostopchin, avant de partir, fit ouvrir les prisons et emmener les pompes, ce qui est assez clair ; ce qui ne l’est pas moins, c’est que sa maison a été épargnée et que sa bibliothèque même n’a pas perdu un livre. Voilà qui n’est pas équivoque. En y réfléchissant, on voit qu’il ne convenait nullement à Napoléon de brûler cette superbe ville, et, en réalité, il a fait ce qu’il a pu pour la sauver ; mais tout a été inutile, les incendiaires observant trop bien les ordres reçus, et le vent à son tour ne servant que trop les incendiaires… Je doute que depuis l’incendie de Rome, sous Néron, l’œil humain ait rien vu de pareil. Ceux qui en ont été témoins ne trouvent aucune expression pour le décrire… Je répète que la perte en richesses de toute espèce se refuse à tout calcul ; mais la Russie et peut-être le monde ont été sauvés par ce grand sacrifice. » (Correspondance de Joseph de Maistre, tome IV, p. 302.)