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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Néanmoins, au milieu de ses folles colères, lorsqu’il intimait à Mortier l’ordre de détruire le Kremlin, il se conformait en même temps à sa double nature ; il écrivait au duc de Trévise des phrases de sensiblerie ; pensant que ses missives seraient connues, il lui enjoignait avec un soin tout paternel de sauver les hôpitaux ; « car c’est ainsi, ajoutait-il, que j’en ai usé à Saint-Jean-d’Acre. » Or, en Palestine il fit fusiller les prisonniers turcs, et, sans l’opposition de Desgenettes, il eût empoisonné ses malades ! Berthier et Murat sauvèrent le prince Witzingerode.

Cependant Kutuzof nous poursuivait mollement. Wilson pressait-il le général russe d’agir, le général répondait : « Laissez venir la neige. » Le 29 septembre, on touche aux fatales collines de la Moskowa : un cri de douleur et de surprise échappe à notre armée. De vastes boucheries se présentaient, étalant quarante mille cadavres diversement consommés. Des files de carcasses alignées semblaient garder encore la discipline militaire ; des squelettes détachés en avant, sur quelques mamelons écrêtés, indiquaient les commandants et dominaient la mêlée des morts. Partout armes rompues, tambours défoncés, lambeaux de cuirasses et d’uniformes, étendards déchirés, dispersés entre des troncs d’arbres coupés à quelques pieds du sol par les boulets : c’était la grande redoute de la Moskowa.

Au sein de la destruction immobile on apercevait une chose en mouvement : un soldat français privé des deux jambes se frayait un passage dans des cimetières qui semblaient avoir rejeté leurs entrailles au dehors. Le corps d’un cheval effondré par un obus