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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

monta à cheval le 25 au matin, pour examiner la position de l’armée russe.

À peine était-il sorti que roula jusqu’à ses pieds un éboulement de Cosaques. La vivante avalanche avait franchi la Luja, et s’était dérobée à la vue, le long de la lisière des bois. Tout le monde mit l’épée à la main, l’empereur lui-même. Si ces maraudeurs avaient eu plus d’audace, Bonaparte demeurait prisonnier. À Malojaroslawetz incendié, les rues étaient encombrées de corps à moitié grillés, coupés, sillonnés, mutilés par les roues de l’artillerie, qui avaient passé sur eux. Pour continuer le mouvement sur Kalouga, il eût fallu livrer une seconde bataille ; l’empereur ne le jugea pas convenable. Il s’est élevé à cet égard une discussion entre les partisans de Bonaparte et les amis des maréchaux. Qui donna le conseil de reprendre la première route parcourue par les Français ? Ce fut évidemment Napoléon : une grande sentence funèbre à prononcer ne lui coûtait guère ; il en avait l’habitude.

Revenu le 26 à Borowsk, le lendemain, près de Véréia, on présenta au chef de nos armées le général Witzingerode et son aide de camp le comte Nariskin : ils s’étaient laissé surprendre en entrant trop tôt dans Moscou. Bonaparte s’emporta : « Qu’on fusille ce général ! » s’écrie-t-il hors de lui ; « c’est un déserteur du royaume de Wurtemberg ; il appartient à la confédération du Rhin. » Il se répand en invectives contre la noblesse russe et finit par ces mots : « J’irai à Saint-Pétersbourg, je jetterai cette ville dans la Newa », et subitement il commanda de brûler un château que l’on apercevait sur une hauteur : le lion blessé se ruait en écumant sur tout ce qui l’environnait.