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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t3.djvu/340

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

L’armée de Kutuzof était plus impatiente que son chef ; les Cosaques eux-mêmes s’écriaient : « Laissera-t-on ces squelettes sortir de leurs tombeaux ? »

Cependant on ne voyait pas le quatrième corps[1] qui avait dû quitter Smolensk le 15 et rejoindre Napoléon le 16 à Krasnoï ; les communications étaient coupées ; le prince Eugène, qui menait la queue, essaya vainement de les rétablir : tout ce qu’il put faire, ce fut de tourner les Russes et d’opérer sa jonction avec la garde sous Krasnoï ; mais toujours les maréchaux Davout et Ney ne paraissaient pas.

Alors Napoléon retrouva subitement son génie : il sort de Krasnoï le 17, un bâton à la main, à la tête de sa garde réduite à treize mille hommes, pour affronter d’innombrables ennemis, dégager la route de Smolensk, et frayer un passage aux deux maréchaux. Il ne gâta cette action que par la réminiscence d’un mot peu proportionné à son masque : « J’ai assez fait l’empereur, il est temps que je fasse le général. » Henri IV, partant pour le siège d’Amiens, avait dit : « J’ai assez fait le roi de France, il est temps que je fasse le roi de Navarre. » Les hauteurs environnantes, au pied desquelles marchait Napoléon, se chargeaient d’artillerie et pouvaient à chaque instant le foudroyer ; il y jette un coup d’œil et dit : « Qu’un escadron de mes chasseurs s’en empare ! » Les Russes n’avaient qu’à se laisser rouler en bas, leur seule masse l’eût écrasé ; mais, à la vue de

  1. C’était celui du prince Eugène. Il comprenait les divisions françaises Delzons et Broussier, la garde royale italienne, la division italienne Pino, la cavalerie de la garde italienne et une brigade légère italienne, commandée par le général Villata.