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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t3.djvu/516

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

séparée seulement de celle de ma femme par une mince cloison ; il était impossible de ne pas entendre, à moins de se boucher les oreilles : entre onze heures et minuit les débarqués élevèrent la voix ; l’abbé Louis, qui parlait comme un loup et à saccades, disait à M. Beugnot : « Toi, ministre ? tu ne le seras plus ! tu n’as fait que des sottises ! » Je n’entendis pas clairement la réponse de M. le comte Beugnot, mais il parla de 33 millions laissés au trésor royal. L’abbé poussa, apparemment de colère, une chaise qui tomba. À travers le fracas, je saisis ces mots : « Le duc d’Angoulême ? il faut qu’il achète du bien national à la barrière de Paris. Je vendrai le reste des forêts de l’État. Je couperai tout, les ormes du grand chemin, le bois de Boulogne, les Champs-Élysées : à quoi ça sert-il ? hein ! » La brutalité faisait le principal mérite de M. Louis ; son talent était un amour stupide des intérêts matériels. Si le ministre des finances entraînait les forêts à sa suite, il avait sans doute un autre secret qu’Orphée, qui faisoit aller après soi les bois par son beau vieller. Dans l’argot du temps on appelait M. Louis un homme spécial ; sa spécialité financière l’avait conduit à entasser l’argent des contribuables dans le trésor, pour le faire prendre par Bonaparte. Bon tout au plus pour le Directoire, Napoléon n’avait pas voulu de cet homme spécial, qui n’était pas du tout un homme unique.

L’abbé Louis était venu jusqu’à Gand réclamer son ministère : il était fort bien auprès de M. de Talleyrand, avec lequel il avait officié solennellement à la première fédération du Champ de Mars : l’évêque faisait le prêtre, l’abbé Louis le diacre et l’abbé Desre-