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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

reprit rudement l’Empereur, que je ne demande pas de conseils. Vous présidez la seconde classe de l’Institut, je vous ordonne de lui dire que je ne veux pas qu’on traite de politique dans ses séances. — En ce cas, sire, ajouta M. de Ségur, je dois renoncer à l’éloge de Malesherbes, qu’elle m’a chargé de faire. — Je n’y vois pas un très grand mal, répondit Napoléon. Puis, de sa voix brève et la plus impérieuse : — Exécutez mes ordres ! Allez, et songez bien que, si la classe désobéit, je la casserai comme un mauvais club[1] ! »

Lorsque, deux jours après, le comte Daru, ministre de la secrétairerie d’État et membre de la seconde classe, comme M. de Ségur, vint chercher l’arrêt définitif du Maître sur le discours, il dut traverser le salon, où attendaient quelques grands dignitaires, des généraux, des sénateurs. Entré dans le cabinet de l’Empereur, il le trouva tenant en main le discours, plus calme, mais cependant toujours irrité. Cette fois, ce ne fut plus un dialogue, comme l’avant-veille avec M. de Ségur, mais un monologue, au cours duquel il arriva, par moments, à Napoléon, de parler d’une voix retentissante : « Je ne puis rien souffrir de tout cela, disait-il, ni ces souvenirs imprudents, ni ces reproches au passé, ni ce blâme secret du présent, malgré quelques louanges ; je dirais à l’auteur, s’il était là, devant moi : Vous n’êtes pas de ce pays-ci, monsieur. Votre admiration, vos vœux sont ailleurs. Vous ne comprenez, ni mes intentions, ni mes actes. Eh bien ! si vous êtes mal à l’aise en France, sortez de France ; sortez, monsieur, car nous ne nous entendons pas ; et c’est moi qui suis le maître ici. Vous n’appréciez pas mon œuvre ; et vous la gâteriez, si je vous laissais faire ; sortez, monsieur, passez la frontière, et laissez la France en paix et en union sous un Pouvoir dont elle a besoin[2]. »

  1. Histoire et Mémoires, par le général Philippe de Ségur.
  2. Villemain, p. 187.