Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t5.djvu/536

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
520
MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

premiers songes de René flottaient dans ma tête. Qu’allions-nous faire, la solitaire du Pinde et moi ? Une chanson, à l’instar de ce pauvre poète Lovelace[1] qui, dans les geôles des Communes anglaises, chantait le roi Charles Ier, son maître ? Non ; la voix d’un prisonnier m’aurait semblé de mauvais augure pour mon petit roi Henri V : c’est du pied de l’autel qu’il faut adresser des hymnes au malheur. Je ne chantai donc point la couronne tombée d’un front innocent ; je me contentai de dire une autre couronne, blanche aussi, déposée sur le cercueil d’une jeune fille ; je me souvins d’Élisa Frisell, que j’avais vu enterrer la veille dans le cimetière de Passy. Je commençai quelques vers élégiaques d’une épitaphe latine ; mais voilà que la quantité d’un mot m’embarrassa ; vite je saute au bas de la table où j’étais juché, appuyé contre les barreaux de la fenêtre, et je cours frapper de grands coups de poing dans ma porte. Les cavernes d’alentour retentirent ; le geôlier monte épouvanté, suivi de deux gendarmes ; il ouvre mon guichet, et je lui crie, comme aurait fait Santeuil : « Un Gradus ! Un Gradus ! » Le geôlier écarquillait les yeux, les gendarmes croyaient que je révélais le nom d’un de mes complices ; ils m’auraient mis volontiers les poucettes ; je m’expliquai ; je donnai de l’argent pour acheter le

  1. Richard Lovelace, né en 1618, à Woolwich (Kent), d’une famille riche, brilla quelque temps à la cour de Charles I par sa beauté, sa galanterie et son esprit ; sacrifia toute sa fortune pour la cause royale et fut emprisonné à Londres. Après sa mise en liberté, il entra au service de la France avec le grade de colonel, revint en Angleterre et y mourut dans la misère en 1658. Il avait composé pendant sa captivité, un recueil de poèmes lyriques intitulé Lucasta. Il a aussi écrit quelques pièces de théâtre. Son style est élégant, quoique négligé.