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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

cendres regrettées. Je ne pleurais rien là en particulier, mais j’ai fait descendre la rosée lustrale sur la communauté silencieuse des chrétiens et des malheureux mes frères. Une épitaphe me dit : Hodie mihi, cras tibi ; une autre : Fuit homo ; une autre : Siste, viator ; abi, viator. Et j’attends demain, et j’aurai été homme ; et voyageur je m’arrête ; et voyageur je m’en vais. Appuyé à l’une des arcades du cloître, j’ai regardé longtemps le théâtre des aventures de Guillaume Tell et de ses compagnons : théâtre de la liberté helvétique, si bien chanté et décrit par Schiller et Jean de Müller. Mes yeux cherchaient dans l’immense tableau la présence des plus illustres morts, et mes pieds foulaient les cendres les plus ignorées.

En revoyant les Alpes il y a quatre ou cinq ans, je me demandais ce que j’y venais chercher : que dirai-je donc aujourd’hui ? que dirai-je demain, et demain encore ? Malheur à moi qui ne puis vieillir et qui vieillis toujours !

Lucerne, 15 août 1832.

Les capucins sont allés ce matin, selon l’usage le jour de l’Assomption, bénir les montagnes. Ces moines professent la religion sous la protection de laquelle naquit l’indépendance suisse : cette indépendance dure encore. Que deviendra notre liberté moderne, toute maudite de la bénédiction des philosophes et des bourreaux ? Elle n’a pas quarante années, et elle a été vendue et revendue, maquignonnée, brocantée à tous les coins de rue. Il y a plus de liberté dans le froc d’un capucin qui bénit les Alpes que dans la friperie entière des législateurs de la République, de l’Empire, de la Restauration et de l’usurpation de Juillet.