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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

pas à gémir en pensant que le plus grand de ses écrivains, le plus illustre des défenseurs de ses libertés, l’homme qui a tant fait pour sa gloire et qui ne respire que pour elle, n’a plus dans sa patrie d’autre asile qu’une prison[1].

Cet article à peine lu, Chateaubriand prenait la plume et écrivait, à son tour, à M. Bertin :

Préfecture de Police, ce 18 juin 1832.
À M. Berlin aîné, rédacteur du « Journal des Débats ».

J’attendais là, mon cher Bertin, votre vieille amitié ; elle s’est trouvée à point nommé à l’heure de l’infortune. Les compagnons d’exil et de prison sont comme les camarades de collège à jamais liés par le souvenir des joies et des leçons communes. Je voudrais bien aller vous voir et vous remercier ; je voudrais bien aussi aller remercier tous les journaux qui m’ont témoigné tant d’intérêt, et se sont souvenus du défenseur de la liberté de la presse ; mais vous savez que je suis captif ; captivité d’ailleurs adoucie par la politesse de mes hôtes. Je ne saurais trop me louer de la bienveillance et des attentions de M. le préfet de police et de sa famille, et j’aime à leur en exprimer ici toute ma reconnaissance.

Une chose m’afflige profondément, c’est le chagrin que je cause à Mme de Chateaubriand. Malade comme elle l’est, ayant autrefois souffert pour moi quinze mois d’emprisonnement sous le règne de la Terreur, c’est trop de faire encore peser sur elle le reste de ma destinée. Mais, mon cher ami, la faute n’est pas à moi.

On m’a mis, en m’arrêtant, dans une de ces positions fatales à laquelle on aurait peut-être dû penser. J’ai refusé tout serment à l’ordre politique actuel ; j’ai envoyé ma démission de ministre d’État et renoncé à ma pension de pair ; je ne puis donc être un traître ni un ingrat envers le gouvernement de Louis-Philippe.

Veut-on me prendre pour un ennemi ? Mais alors je suis un ennemi loyal et désarmé, un vaincu qui supporte la nécessité d’un fait sans demander grâce. Maintenant on m’appréhende au corps, et l’on m’interroge sur un prétendu crime ou délit politique dont je me serais rendu coupable. Mais si je ne reconnais pas l’ordre politique établi, comment veut-on que je reconnaisse la compétence en matière politique d’un tribunal émané de cet ordre politique ? Ne serait-ce pas une grossière contradiction ?

  1. Journal des Débats, du 18 juin 1832.