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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

être un spectacle étonnant que celui de la barbarie dans toute son énergie, tenant sous ses pieds la civilisation terrassée, les janissaires de Mahomet II ivres d’opium, de victoires et de femmes, le cimeterre à la main, le front festonné du turban sanglant, échelonnés pour l’assaut sur les décombres de l’Égypte et de la Grèce : et moi, j’ai vu la même barbarie, parmi les mêmes ruines, se débattre sous les pieds de la civilisation.

En arpentant la ville et les faubourgs de Prague, les choses que je viens de dire venaient s’appliquer sur ma mémoire, comme les tableaux d’une optique sur une toile. Mais, dans quelque coin que je me trouvasse, j’apercevais Hradschin, et le roi de France appuyé sur les fenêtres de ce château, comme un fantôme dominant toutes ces ombres.

Prague, 29 mai 1833.

Ma revue de Prague étant faite, j’allai, le 29 mai, dîner au château à six heures. Charles X était fort gai. Au sortir de table, en s’asseyant sur le canapé du salon, il me dit : « Chateaubriand, savez-vous que le National, arrivé ce matin, déclare que j’avais le droit de faire mes ordonnances ? — Sire, ai-je répondu, Votre Majesté jette des pierres dans mon jardin. » Le roi, indécis, hésitait ; puis prenant son parti : « J’ai quelque chose sur le cœur : vous m’avez diablement maltraité dans la première partie de votre discours à la Chambre des pairs. » Et tout de suite, le roi, ne me laissant pas le temps de répondre, s’est écrié : « Oh ! la fin ! la fin !… le tombeau vide à Saint-Denis… C’est admirable !… c’est très bien !