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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

fermaient en la regardant ; je me sentais comme expirer à la lumière mystérieuse qui éclaire les ombres : « j’éprouvais je ne sais quel paisible accablement, avant-coureur du dernier repos. » (Manzoni.)

Je m’arrête à Wiesenbach : auberge solitaire, étroit vallon cultivé entre deux collines boisées. Un Allemand de Brunswick, voyageur comme moi, ayant entendu prononcer mon nom, accourt. Il me serre la main, me parle de mes ouvrages ; sa femme, me dit-il, apprend à lire le français dans le Génie du Christianisme. Il ne cessait de s’étonner de ma jeunesse. « Mais, a-t-il ajouté, c’est la faute de mon jugement ; je devais vous croire, à vos derniers ouvrages, aussi jeune que vous me le paraissez. »

Ma vie a été mêlée à tant d’événements que j’ai, dans la tête de mes lecteurs, l’ancienneté de ces événements mêmes. Je parle souvent de ma tête grise : calcul de mon amour-propre, afin qu’on s’écrie en me voyant : « Ah ! il n’est pas si vieux ! » On est à l’aise avec des cheveux blancs : on peut s’en vanter ; se glorifier d’avoir les cheveux noirs serait de bien mauvais goût : grand sujet de triomphe d’être comme votre mère vous a fait ! mais être comme le temps, le malheur et la sagesse vous ont mis, c’est cela qui est beau ! Ma petite ruse m’a réussi quelquefois. Tout dernièrement un prêtre avait désiré me voir ; il resta muet à ma vue ; recouvrant enfin la parole, il s’écria : « Ah ! monsieur, vous pourrez donc encore combattre longtemps pour la foi ! »

Un jour, passant par Lyon, une dame m’écrivit ; elle me priait de donner une place à sa fille dans ma voiture et de la mener à Paris. La proposition me pa-