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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

pierre. Honneur à la race humaine ! quelle belle chose c’est !

Force sentences philanthropiques barbouillent les voûtes et les murs des souterrains, depuis que notre révolution, si ennemie du sang, dans cet affreux séjour, d’un coup de hache a fait entrer le jour. En France, on encombrait les geôles des victimes dont on se débarrassait par l’égorgement ; mais on a délivré dans les prisons de Venise les ombres de ceux qui peut-être n’y avaient jamais été ; les doux bourreaux qui coupaient le cou des enfants et des vieillards, les bénins spectateurs qui assistaient au guillotiner des femmes s’attendrissaient sur les progrès de l’humanité, si bien prouvés par l’ouverture des cachots vénitiens. Pour moi, j’ai le cœur sec ; je n’approche point de ces héros de sensibilité. De vieilles larves sans têtes ne se sont point présentées à mes yeux sous le palais des doges ; il m’a seulement semblé voir dans les cachots de l’aristocratie ce que les chrétiens virent quand on brisa les idoles, des nichées de souris s’échappant de la tête des dieux. C’est ce qui arrive à tout pouvoir éventré et exposé à la lumière ; il en sort la vermine que l’on avait adorée.

Le pont des Soupirs joint le palais ducal aux prisons de la ville ; il est divisé en deux parties dans la longueur : par un des côtés entraient les prisonniers ordinaires ; par les autres les prisonniers d’État se rendaient au tribunal des Inquisiteurs ou des Dix. Ce pont est élégant à l’extérieur, et la façade de la prison est admirée ; on ne se peut passer de beauté à Venise, même pour la tyrannie et le malheur ! Des pigeons font leur nid dans les fenêtres de la geôle ; de petites