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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

l’ouest se collent cinq ou six monuments en pierre ; de petites croix de bois noir avec une date blanche s’éparpillent dans l’enclos : voilà comment on enterre maintenant les Vénitiens dont les aïeux reposent dans les mausolées des Frari et de Saints-Jean-et Paul. La société en s’élargissant s’est abaissée ; la démocratie a gagné la mort.

À l’orée du cimetière[1], vers le levant, on voit les sépultures des Grecs schismatiques et celles des protestants ; elles sont séparées entre elles par un mur, et séparées encore des inhumations catholiques par un autre mur ; tristes dissentiments dont la mémoire se perpétue dans l’asile où finissent toutes querelles. Attenant au cimetière grec est un autre retranchement qui protège un trou où l’on jette aux limbes les enfants mort-nés. Heureuses créatures ! vous avez passé de la nuit des entrailles maternelles à l’éternelle nuit, sans avoir traversé la lumière !

Auprès de ce trou gisent les ossements bêchés dans le sol comme des racines, à mesure que l’on défriche des tombes nouvelles ; les uns, les plus anciens, sont blancs et secs ; les autres, récemment déterrés, sont jaunes et humides. Des lézards courent parmi ces débris, se glissent entre les dents, à travers les yeux et les narines, sortent par la bouche et les oreilles des têtes, leurs demeures ou leurs nids. Trois ou quatre

  1. « J’ai pris Venise autrement que mes devanciers ; j’ai cherché des choses que les voyageurs, qui se copient tous les uns les autres, ne cherchent point. Personne, par exemple, ne parle du cimetière de Venise ; personne n’a remarqué les tombes des juifs au Lido ; personne n’est entré dans les habitudes des gondoliers, etc. Vous verrez tout cela. » (Lettre à Mme  Récamier, du 15 septembre).