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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

De tous les peuples, les Français sont les plus inhumains : voyez nos postillons atteler leurs chevaux ? ils les poussent aux brancards à coups de botte dans le flanc, à coups de manche de fouet sur la tête, leur cassant la bouche avec les mors pour les faire reculer, accompagnant le tout de jurements, de cris et d’insultes au pauvre animal. On contraint les bêtes de somme à tirer ou à porter des fardeaux qui surpassent leurs forces, et, pour les obliger d’avancer, on leur coupe le cuir à virevoltes de lanières : la férocité du Gaulois nous est restée : elle est seulement cachée sous la soie de nos bas et de nos cravates.

Je n’étais pas seul à béer ; les femmes en faisaient autant à toutes les fenêtres de leurs maisons. Je me suis souvent demandé en traversant des hameaux inconnus : « Voudrais-tu demeurer là ? » Je me suis toujours répondu : « Pourquoi pas ? » Qui, durant les folles heures de la jeunesse, n’a dit avec le troubadour Pierre Vidal[1]:

Don n’ai mais d’un pauc cordo
Que Na Raymbauda me do,
Quel reys Richartz ab Peitieus
Ni ab Tors ni ab Angieus.

« Je suis plus riche avec un ruban que la belle Raimbaude me donne, que le roi Richard avec Poitiers, Tours et Angers. » Matière de songes est partout ; peines et plaisirs sont de tous lieux : ces femmes de Moskirch qui regardaient le ciel ou mon chariot de

  1. Pierre Vidal, de Toulouse, troubadour du xiie siècle, mort en 1229. L’académicien Raynouard a reproduit quelques-unes de ses pièces dans son Choix de poésies des Troubadours, t. III et IV.