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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t6.djvu/411

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

un gage de son amitié. Depuis sa mort ! quels mots je viens de tracer sans m’en rendre compte !

Bien que supplément obligé aux lois qui ne connaissent pas des offenses faites à l’honneur, le duel est affreux, surtout lorsqu’il détruit une vie pleine d’espérances et qu’il prive la société d’un de ces hommes rares qui ne viennent qu’après le travail d’un siècle, dans la chaîne de certaines idées et de certains événements. Carrel tomba dans le bois qui vit tomber le duc d’Enghien : l’ombre du petit-fils du grand Condé servit de témoin au plébéien illustre et l’emmena avec elle. Ce bois fatal m’a fait pleurer deux fois : du moins je ne me reproche point d’avoir, dans ces deux catastrophes, manqué à ce que je devais à mes sympathies et à ma douleur.

M. Carrel, qui, dans ses autres rencontres, n’avait jamais songé à la mort, y pensa avant celle-ci : il employa la nuit à écrire ses dernières volontés, comme s’il eût été averti du résultat du combat. À huit heures du matin, le 22 juillet 1836, il se rendit, vif et léger, sous ces ombrages où le chevreuil joue à la même heure.

Placé à la distance mesurée, il marche rapidement, tire sans s’effacer, comme c’était sa coutume ; il semblait qu’il n’y eût jamais assez de péril pour lui[1].

  1. À la suite d’articles publiés dans leurs deux journaux, le National et la Presse, un duel avait été décidé entre Armand Carrel et Émile de Girardin. Il eut lieu au bois de Vincennes. L’arme choisie était, cette fois, le pistolet. Les deux adversaires furent placés à quarante pas, avec faculté de marcher chacun de dix pas et de tirer à volonté, mode beaucoup plus dangereux que le tir au commandement, à distance ferme, qui se pratique plus volontiers aujourd’hui. Après avoir fait chacun quelques pas, les deux adversaires tirèrent presque en même temps ;