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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

sespéré, au moment suprême, de faire parcourir à l’aiguille l’espace au delà duquel elle se fut arrêtée sur l’heure du chrétien.

Armand Carrel n’était pas aussi antireligieux qu’on l’a supposé : il avait des doutes ; quand de la ferme incrédulité on passe à l’indécision, on est bien près d’arriver à la certitude. Peu de jours avant sa mort, il disait : « Je donnerais toute cette vie pour croire à l’autre. » En rendant compte du suicide de M. Sautelet, il avait écrit cette page énergique :

« J’ai pu conduire par la pensée ma vie jusqu’à cet instant, rapide comme l’éclair, où la vue des objets, le mouvement, la voix, le sentiment m’échapperont et où les dernières forces de mon esprit se réuniront pour former l’idée : je meurs ; mais la minute, la seconde qui suivra immédiatement, j’ai toujours eu pour elle une indéfinissable horreur ; mon imagination s’est toujours refusée à en deviner quelque chose. Les profondeurs de l’enfer sont mille fois moins effrayantes à mesurer que cette universelle incertitude :

To die, to sleep,
To sleep ! perchance to dream !

« J’ai vu chez tous les hommes, quelle que fût la force de leurs caractères ou de leurs croyances, cette même impossibilité d’aller au delà de leur dernière impression terrestre, et la tête s’y perdre, comme si, en arrivant à ce terme, on se trouvait suspendu au dessus d’un précipice de dix mille pieds. On chasse cette effrayante vue pour aller se battre en duel, livrer l’assaut à une redoute ou