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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

homme de pensée, j’ai mis ma main dans le siècle, mon intelligence au désert ; l’existence effective s’est montrée à moi au milieu des illusions, de même que la terre apparaît aux matelots parmi les nuages. Si ces faits répandus sur mes songes, comme le vernis qui préserve des peintures fragiles, ne disparaissent pas, ils indiqueront le lieu par où a passé ma vie.

Dans chacune de mes trois carrières, je m’étais proposé un but important : voyageur, j’ai aspiré à la découverte du monde polaire ; littérateur, j’ai essayé de rétablir le culte sur ses ruines ; homme d’État, je me suis efforcé de donner aux peuples le système de la monarchie pondérée, de replacer la France à son rang en Europe, de lui rendre la force que les traités de Vienne lui avaient fait perdre ; j’ai du moins aidé à conquérir celle de nos libertés qui les vaut toutes, la liberté de la presse. Dans l’ordre divin, religion et liberté ; dans l’ordre humain, honneur et gloire (qui sont la génération humaine de la religion et de la liberté) : voilà ce que j’ai désiré pour ma patrie.

Des auteurs français de ma date, je suis quasi le seul qui ressemble à ses ouvrages : voyageur, soldat, publiciste, ministre, c’est dans les bois que j’ai chanté les bois, sur les vaisseaux que j’ai peint l’Océan, dans les camps que j’ai parlé des armes, dans l’exil que j’ai appris l’exil, dans les cours, dans les affaires, dans les assemblées, que j’ai étudié les princes, la politique et les lois.

Les orateurs de la Grèce et de Rome furent mêlés à la chose publique et en partagèrent le sort ; dans l’Italie et l’Espagne de la fin du moyen âge et de la