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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE
ensuite M. le Dauphin et Mme la Dauphine, Mme la duchesse de Berry, M. le duc de Bordeaux et Mademoiselle, enfin le roi et toute sa suite. En descendant de voiture, le roi paraissait extrêmement accablé ; sa tête était tombée sur sa poitrine, ses traits étaient tirés et son visage décomposé par la douleur. Cette marche presque sépulcrale de quatre heures, au petit pas et au milieu des ténèbres, avait contribué aussi à appesantir ses esprits, et dans ce moment d’ailleurs la couronne ne pesait-elle pas assez sur son front ? Il eut quelque peine à monter l’escalier. Mon oncle le conduisit dans son appartement qui était celui de Mme de Maintenon ; il y resta quelques moments seul avec sa famille, puis chacun des princes se retira dans le sien. Mon oncle et ma tante entrèrent alors chez le roi. Il leur parla avec sa bonté ordinaire, leur dit combien il était malheureux de n’avoir pu faire le bonheur de la France, que ç’avait toujours été son vœu le plus cher. » Tout mon désespoir, ajouta-t-il, est de voir dans quel état je la laisse ; que va-t-il arriver ? le duc d’Orléans lui-même n’est pas sûr d’avoir dans quinze jours sa tête sur ses épaules. Tout Paris est là sur la route marchant contre moi : les commissaires me l’ont assuré. Je ne m’en suis pas entièrement fié à leur rapport ; j’ai appelé Maison quand ils ont été sortis et je lui ai dit : — Je vous demande sur l’honneur de me dire, foi de soldat, si ce qu’ils m’ont dit est vrai ? — Il m’a répondu : ils ne vous ont dit que la moitié de la vérité. »
« Après la retraite du roi, chacun rentra successivement dans sa chambre. Je ne voulus pas me coucher, et je me mis de nouveau à la fenêtre à contempler le spectacle que j’avais sous les yeux. Un garde à pied était en faction à la petite porte du grand escalier, un garde du corps était placé sur le balcon extérieur qui communique de la tour carrée à l’emplacement où couchait le roi. Aux premiers rayons de l’aurore, cette figure guerrière se dessinait d’une manière pittoresque sur ces murs brunis par le temps, et ses pas retentissaient sur ces pierres antiques, comme autrefois peut-être ceux des preux bardés de fer qui les avaient foulées…
« À sept heures et demie, j’allai faire ma toilette chez ma tante, et à neuf heures je descendis avec Mme de Rivera chez M. le duc de Bordeaux où Mademoiselle vint peu après. M. le duc de Bordeaux s’amusait, avec les enfants de ma tante, à jeter du pain aux poissons, et se roulait avec eux sur des matelas étendus dans la chambre. Rien ne déchirait le cœur comme la vue de ces enfants, riant ainsi aux malheurs qui les frappaient. À dix heures, le roi se rendit à la messe dans la chapelle du château. Ce fut dans cette petite chapelle que l’infortuné mo-