Page:Chaucer - Les Contes de Canterbury.djvu/347

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« Je le veux (dit le diable), sur ma foi ! »
Et sur ce mot ils continuent leur route.
Et tout à l’entrée du bout de la ville
à laquelle notre semoneur se proposait d’aller,
ils virent un chariot qui était chargé de foin,
1540 qu’un charretier conduisait sur le chemin.
Ce chemin était creux, aussi le chariot était arrêté.
Le charretier frappait et criait comme un forcené :
« Hue Blaireau ! hue l’Escot ! Avez-vous peur des pierres ?
Le diable (dit-il), vous emporte corps et os,
sans laisser pièce des poulains que vous fûtes,
tant et tant avec vous j’ai connu de misères !
Le diable emporte tout, et chevaux et chariot et foin ! »
Notre semoneur dit : « Ici nous allons rire » ;
et s’approcha du démon comme si de rien n’était,
1550 tout secrètement, et lui chuchota à l’oreille :
« Écoute, mon frère, écoute, sur ta foi ;
n’entends-tu pas ce que le charretier dit ?
Happe bien vite, car il t’a tout donné,
et foin et chariot et ses trois chevaux avec. »
« Nenni (dit le démon), Dieu sait que non ;
ce n’est point ce qu’il pense, sois-en bien sûr ;
demande-lui toi-même, si tu ne m’en crois point,
ou attends un peu et tu verras. »
Le charretier caresse ses chevaux sur la croupe
1560 et ils se mettent à tirer et se tendre en avant :
« Allez, maintenant ! (dit-il), Jésus-Christ vous bénisse,
et toutes ses créatures, les grandes et les moindres !
C’est bien tiré, mon bon gris, mon garçon !
Veuille Dieu te sauver et monsieur Saint Éloi[1] !
Voici mon chariot hors du bourbier, pardi ! »
« Eh ! frère (dit le démon), que te disais-je ?
Ici vous pouvez voir, mon cher frère bien-aimé,
que le gaillard parlait d’une façon, mais il pensait d’une autre.
Continuons d’aller notre chemin ;
1570 je n’ai nul droit d’attelage à percevoir ici[2]. »

  1. Saint Éloi était le patron des orfèvres, des maréchaux-ferrants, des forgerons et des charretiers.
  2. Le fermier payait un droit à son seigneur, s’il voulait être dispensé de mettre son attelage à son service.