Page:Chaucer - Les Contes de Canterbury.djvu/464

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de venir se promener en leur compagnie,
pour chasser loin sa noire humeur.
Et, finalement, elle accorda cette demande,
car elle voyait bien que c’était pour le mieux.

Or, son castel se dressait tout près de la mer,
et souvent avec ses amis elle se promenait,
pour son plaisir, en haut, sur la falaise,
850 d’où elle voyait maint bateau et mainte barque
faisant voile vers le lieu où ils voulaient aller.
Mais alors ceci devenait parcelle de son chagrin.
Car elle-même, très souvent : « Hélas ! (se disait-elle),
n’y a-t-il pas de bateau, parmi tant que j’en vois,
qui ramènera à la maison mon seigneur ? Alors serait mon cœur
tout guéri de ses douleurs cruelles et amères. »

Une autre fois, elle restait assise là et songeait,
et jetait les yeux en bas, du bord de l’abîme ;
mais lorsqu’elle voyait les horribles rocs noirs,
860 de pure peur son cœur se mettait à trembler tellement
que sur ses pieds elle ne pouvait se soutenir.
Alors elle s’asseyait sur l’herbe verte,
et piteusement regardait la mer,
et disait ainsi, avec de tristes soupirs glacés :
« Dieu éternel, qui, par ta providence,
conduis le monde, d’après un gouvernement certain,
comme le disent les hommes, tu ne fais rien en vain.
Mais, Seigneur, ces horribles et diaboliques rochers noirs,
qui semblent plutôt être une confusion hideuse
870 d’œuvres, qu’une belle création
d’un Dieu si parfaitement sage et stable,
pourquoi avez-vous fait cette œuvre déraisonnable ?
car, par cette œuvre, au nord ni au sud, à l’est ni à l’ouest,
n’est nourri ni homme, ni oiseau, ni bête.
Elle ne fait point de bien, à mon sens, mais rien que tourment
Ne voyez-vous, Seigneur, comme elle détruit le genre humain ?
Cent milliers de corps de la race humaine
ont été tués par ces rocs, quoiqu’il n’en soit plus souvenir,
et cette race humaine est une part si belle de ton œuvre
880 que tu l’as faite à ta propre image.