Page:Chauveau - Charles Guérin, roman de mœurs canadiennes, 1853.djvu/130

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
120
CHARLES GUÉRIN.

et s’agaçaient avec les longues filasses de tire, semblables à des échevaux de fils d’or et d’argent. On se poussait, on se pinçait, on se jetait de la neige, que l’on allait chercher dehors, on se faisait des niches de toute espèce, on se donnait des chiqnenaudes et des coups à rompre bras et jambes ; et plus on s’aimait, plus on se maltraitait ; car c’est ainsi que l’on comprend l’amour dans nos campagnes.

Quand la tire fut bien tressée et coupée par petits bâtons, disposés symétriquement sur de grands plats de faïence, on la porta comme en triomphe dans la salle du festin. Il n’est pas besoin de dire que l’apparition du mets que le père Morelle considérait avec raison comme la partie essentielle et le trait caractéristique de la fête, et le renfort puissant que présentait une douzaine de jeunes personnes en bon train de faire du vacarme, portèrent à son comble, la bruyante gaité de tous les convives. Deux personnes restaient à peu près étrangères à toutes ces joies. Charles, à la grande surprise de tout le monde, ne répondait que par des monosyllabes à tout ce que lui disait sa charmante voisine. Il refusa obstinément de boire un seul verre de rhum ; à peine daigna-t-il tremper ses lèvres dans un verre de vin pour trinquer avec le père Morelle. Il ne mangeait guère plus qu’il ne buvait, et, prié de chanter, il s’en défendit jusqu’au bout, malgré les vives instances de toutes les bouches, qui n’étaient en cela que les interprétés de toutes les oreilles désireuses, on ne peut plus, de savoir comment devait chanter un personnage tel que celui-là.

Manchette, malgré toute sa bonne volonté d'être aimable, partageait un peu la mélancolie du jeune homme ; elle avait beau s’efforcer de rire des moindres choses qui se disaient, et répondre le plus vivement du monde à toutes les agaceries dont elle était l’objet, il lui arrivait souvent de trahir sa préoccupation par un regard triste et furtif ou par un froncement de sourcil involontaire.