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CHARLES GUÉRIN.

pas à dédaigner. Une jeune fille assise sur une des plus grosses roches, la tête appuyée sur le tronc d’un sapin, s’était endormie dans cette retraite, le tapis de mousse qui recouvrait la pierre trempait au bas dans le ruisseau, et les branches du sapin descendaient en s’éloignant du tronc jusqu’à terre. La jeune fille avait de longs cheveux châtains qui tombaient en boucles épaisses sur son cou ; son teint était animé de vives couleurs, et quoiqu’elle ne fût pas bien brune, on voyait que sa peau avait été plus d’une fois caressée par les rayons du soleil. Sa respiration haletante révélait un sommeil agité. Un large chapeau de paille et un beau livre relié en maroquin rouge, avaient été oubliés sur une des roches voisines.

L’indiscret qui se serait permis de feuilleter le livre, aurait trouvé que c’était un Album converti en journal intime, et si, après cette découverte, il eut poussé l’indélicatesse plus loin, il aurait pu lire ce qui suit.

28 Mars.

Quel usage puis-je faire de cet Album, qui me soit plus agréable que d’y inscrire jour par jour les ennuis de l’Absence ? Quel plaisir nous aurons tous deux à relire ces pages !… Il n’est parti que d’hier et quel vide !… Quelle longue journée ! Je n’ai pas travaillé : j’ai passé comme une folle une grande partie du jour, à regarder à la fenêtre, dans la direction qu’ils ont prise… comme si je pouvais le voir, à présent qu’il est si loin ! Comme je regardais, il est venu s’abattre sur le chemin, tout un volier de ces petits oiseaux blancs, qu’on appelle des oiseaux de misère. Je voudrais bien de leur misère et être l’un d’eux ! Comme je l’aurais suivi en sautillant sur la neige…. Où est-il à présent ? Il pense à moi, on n’oublie pas si vite ; mais y pensera-t-il longtemps ?… Ah ! oui, ce mot qui m’est échappé comme il partait : ne m’oubliez pas, retentira longtemps dans son cœur. Je ne sais pas comment j’ai fait pour oser lui dire cela en présence de mon père ?