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CHARLES GUÉRIN.

Cet hiver de 1831 à 1832 fut à Québec un des plus gais et des mieux fêtés. Le terrible fléau qui ravageait alors l’Europe jetait bien comme un pressentiment de sa venue ; mais cela même servait à augmenter la soif des plaisirs. On s’étourdissait à l’envi sur un avenir que l’on ne connaissait pas encore dans toute sa hideuse réalité. Je ne sais qui, d’ailleurs, avait inventé une théorie du choléra à l’usage des salons, la plus rassurante du monde. Il ne devait y avoir absolument que les gens pauvres, malpropres, intempérans, vicieux, la canaille enfin, qui seraient emportés par l’épidémie. Le choléra n’oserait certainement point s’attaquer aux gens comme il faut.

Ce n’était donc que bals, festins, pic-nics et amusemens de tout genre. Belle, enjouée, riche et considérée, Mlle Wagnaër, avec quelques-unes de ses amies, était, pour bien dire, à la tête de tous ces divertissements. Elle organisait tout, fesait et défesait les projets du jour pour le lendemain, et rendait à son lever, au milieu d’une demi-douzaine d’étourdis, des oracles infaillibles.

On connait l’espèce de liberté laissée en Canada, comme partout en Amérique, aux jeunes filles qui en France sont si scrupuleusement surveillées par leurs parens. Québec surtout, comme ville de garnison, jouit sous ce rapport d’une renommée peu enviable que lui ont valu les sketches et les narrations de quelques officiers anglais, beaux-esprits et grands mangeurs de cœurs.

La coterie où trônait Clorinde était célèbre par l’éclat des flirtations que l’on s’y permettait, et Charles, bien qu’entraîné lui-même dans le tourbillon, ne voyait pas sans quelqu’inquiétude cette existence folle et bruyante. Sans trop de sévérité, elle lui semblait devoir rendre impossible chez une jeune personne ces sentiments profonds et délicats, qui ne ressemblent pas plus aux vagues fantaisies de la coquetterie, que la flamme