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CHARLES GUÉRIN.

ma mère et quelques-unes de ses amies cueillir les pommes que l’on entassait dans de grandes hottes pour les porter au pressoir, afin d’en faire du cidre. Il y avait aussi les pommes de choix que l’on cueillait avec beaucoup de précautions, et que l'on mangeait, ou qu’on envoyait en cadeau à nos amis. Autant que je m’en souviens, nous étions bien heureux à Jersey, lorsque ma mère vivait. J’étais bien jeune lorsque nous avons laissé l’île, mais plusieurs choses sont restées dans ma mémoire. Je me souviens surtout de nos promenades au bord de la mer et du varec, que les vagues jetaient sur le rivage comme de grandes écharpes à franges de soie ou de dentelle.

Ma mère s’était mariée malgré ses parens, qui n’avaient consenti à son mariage que pour prévenir un éclat. Les affaires de mon père ayant mal tourné, il fut obligé de vendre tout ce qu’il possédait. On fut même sur le point de l'emprisonner, et nous nous vîmes contraints à laisser le pays.

Il fut décidé que nous passerions en Canada, où nous avions des parens, et où mon père se proposait d’établir un petit négoce, avec l’argent que devait nous faire passer la famille de ma mère.

Je me souviens encore, comme si c’était hier, de notre départ clandestin, et combien de larmes furent versées, lorsqu’il nous fallut prendre congé de nos parens.

Je me souviens de la chaloupe qui nous conduisit, et qui fendait les vagues vertes et blanches à leur sommet, et de l’écume salée qui m’entrait dans la bouche et me navrait.

Je me souviens de la petite chambre toute petite où on nous mit, de la mer, des matelots, des cordages, du roulis du vaisseau, des bâtimens que nous rencontrions quelque fois et que nous voyions disparaître, comme s'ils eussent été engloutis au fonds de l’océan, et reparaître plus loin sur la crête d'une vague haute comme une montagne.

J’avais sept ans alors. Ces impressions sont pour bien dire