Page:Chauveau - Charles Guérin, roman de mœurs canadiennes, 1853.djvu/261

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
251
CHARLES GUÉRIN.

les premières impressions fortes qu’ait reçues mon esprit : et je ne trouve, en remontant dans mes souvenirs, presque rien qui soit plus ancien que cela. Il me semble que j’ai commencé à vivre et à penser sur la mer.

La traversée fut longue et périlleuse. Nous eûmes longtemps des vents contraires, des bourrasques et des tempêtes. Mon père fut malade du roulis ; ma mère ne le fut pas. Elle avait une maladie plus sérieuse que celle-là cette pauvre mère ! Elle était rongée par le chagrin, et il semblait que chaque lieue que nous faisions en nous éloignant de Jersey, emportait une partie de son existence.

Durant les longues heures d’ennui qu’elle passait dans le calme ou sur le pont seule avec moi tandis que mon père causait avec le capitaine ou avec les autres passagers, elle me racontait tout ce qui lui était arrivé depuis son enfance ; elle me disait une foule de choses que je n’ai pu bien comprendre que longtemps depuis. Elle disait souvent en riant qu’elle était folle de me tenir ainsi des discours de grande personne.

D’après ce que je puis me souvenir, elle avait épousé mon père par dépit de ce que ses parens n’avaient pas voulu la laisser marier à un jeune homme pauvre qu’elle aimait.

Ses parens avait fait beaucoup de difficulté ; mais elle avait déclaré résolument que cette fois elle disposerait d’elle-même suivant son goût. M. Wagnaër passait pour faire de bonnes affaires, et à part la différence de position et d’éducation, il y avait peu à objecter.

Ma pauvre mère attribuait tous nos malheurs à sa désobéissance, et elle répétait sans cesse qu’une jeune fille qui se marie à sa téte, et malgré ses parens, se prépare une vie de misère.

Il y avait quatre autres passagers à bord de ce vaisseau : deux marchands écossais avec qui mon père s’était tout d’abord lié d’amitié, ce qui fesait qu’il passait une grande partie