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CHARLES GUÉRIN.

rentes, les unes sur des pointes avancées dans le fleuve, les autres au loin sur des côteaux, celles-ci sur des rivages plats avec l’apparence d’être inondées par la première vague, celles-là sur des rochers escarpés suspendus pour ainsi dire au-dessus des flots. Elle s’étonnait aussi d’appercevoir sur les hautes montagnes du Nord, malgré leur mine sévère et sauvage, des preuves évidentes de culture, des champs verdoyans, et de longues files de maisons ; elle se demandait comment on pouvait labourer et récolter sur ces terres qui lui semblaient presque perpendiculaires.

Un vent de plus en plus fort gonflait les voiles de la petite goëlette, qui fendait rapidement les vagues, et, obéissant au gouvernail, se câbrait fièrement après chaque secousse. Bientôt les villages se trouvaient sur la rive sud si proches les uns des autres qu’ils formaient comme une longue rue ; et c’était ainsi non seulement au bord de l’eau, mais encore dans les profondeurs des paroisses. On naviguait au beau milieu du fleuve à une grande distance de terre ; les champs et les montagnes prenaient cette couleur bleue qu’affecte toujours la partie la plus éloignée du passage. Avec un peu d’imagination, on aurait pu comparer la côte du sud à un vaste rideau d’une étoffe d’azur, orné de trois ou quatre longues franges de perles blanches posées symétriquement à d’égales distances.

Vers le soir, on apperçut en avant du vaisseau les grandes voiles de cinq ou six navires, qui, interposées entre les derniers rayons du soleil, paraissaient noires comme de l’encre, et se dessinaient sombres et gigantesques sur l’horizon teint des plus resplendissantes couleurs ; c’étaient des vaisseaux arrêtés à la quarantaine de la Grosse-Isle.

La goélette passa tout près d’un des navires rempli d’émigrés irlandais ; immense sarcophage nautique, où les maîtres de la belle et verte terre d’Hibernie entassent une bonne portion de son peuple, sans trop s’occuper de ce qui adviendra de