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CHARLES GUÉRIN.

Toutes les affaires étaient interrompues, les rues et les places publiques étaient vides de tout ce qui avait coutume de les animer, presque toutes les boutiques étaient fermées : la mort seule semblait avoir droit de bourgeoisie dans la cité maudite ; on ne rencontrait partout que des gens portant la livrée de cet horrible tyran.

L’autorité épuisait dans son impuissance tous les caprices de son imagination. Un jour vous sentiez partout l’odeur âcre et nauséabonde du chlorure de chaux, le lendemain on fesait brûler du goudron dans toutes les rues. De petites casseroles posées de distances en distances sur des réchauds, le long des trottoirs, laissaient échapper une flamme rouge et une fumée épaisse. Le soir tous ces petits feux avaient une apparence sinistre et presque infernale. Quelques officiers qui avaient été dans l’Inde, s’avisèrent de raconter qu’après une grande bataille le fléau avait cessé, et que l’on attribuait sa disparition aux commotions que les décharges d’artillerie avaient fait éprouver à l’atmosphère. De suite on traîna dans les rues des canons, et toute la journée on entendit retentir les lourdes volées d’artillerie, comme s’il se fut agi de dompter une insurrection.

Et avec toutes ces précautions le mal redoublait d’intensité, et emportait dans la tombe des familles entières ; il y eut même des rues où il resta à peine un seul être vivant. Les médecins, comme l’autorité, avaient épuisé toutes leurs ressources, et fait manger au monstre toute leur pharmacie, qui n’avait fait qu’aiguiser sa faim dévorante. Toutes les théories et tous les systèmes recevaient chaque jour de l’expérience un cruel démenti : le remède qui triomphait un jour était sûr d’éprouver le lendemain une éclatante défaite ; les seules cures qui s’opéraient ne pouvaient guère s’attribuer qu’à la nature, ou à l’intervention directe de la providence ; elles avaient lieu le plus souvent, lorsque le malade rendu à la dernière extrémité était abandonné des médecins.