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CHARLES GUÉRIN.

fléau, dont on disait si injustement tant de mal. Au besoin, il se fâchait tout rouge contre les peureux, les imbéciles, les hypocondres, qui osaient lui soutenir qu’on n’était plus dans des temps ordinaires, et que l’on pouvait mourir du soir au matin, sans y mettre la moindre bonne volonté.

Et cependant, M. Dumont menait lui-même une existence assez misérable : il fesait régulièrement couvrir sa table des mêmes mets que d’ordinaire, mais il n’y touchait pas plus que s’ils eussent été empoisonnés. A tout propos, et sans la moindre nécessité, il buvait de ce brandy épicé qu’il trouvait si dangereux. Il était assidu à son étude, c’est vrai, mais les volets en étaient hermétiquement fermés ; les cliens qui s’y aventuraient étaient saisis à la gorge par une âpre odeur de chlorure de chaux, de vinaigre brûlé, de camphre et de mille autres préservatifs. Il se rendait au greffe et devant le tribunal, chaque fois que son devoir l’y obligeait ; mais il y dépêchait les affaires avec une merveilleuse rapidité, et ne parlait qu’à travers un mouchoir tout imprégné d’essences, qu’il tenait presque constamment appliqué sur sa bouche. Quelqu’un de ses confrères avait-il pris la clef des champs, et manquait-il à l’appel, M. Dumont s’emportait contre lui en invectives de tout genre. Comment pouvait-on être si peureux ; si stupide, si lâche ?

Lorsqu’il apprit la mort de Madame Guérin, il écrivit à son clerc une lettre toute paternelle, dans laquelle il lui disait sous forme de consolation, que, pour sa part, il était bien surpris de voir que sa mère eût vécu si longtemps avec un aussi mauvais tempérament, une constitution aussi délabrée. Il n’avait été nullement étonné d’entendre dire que cette pauvre dame était morte à la suite d’une crise nerveuse, causée par une de ces folles terreurs si communes depuis que l'on parlait du choléra-morbus. Dans un postscriptum, il engageait Charles à rester auprès de sa sœur pour la consoler, et l’exemptait de reparaître au bureau jusqu’à nouvel ordre. Par surcroît de pré-