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CHARLES GUÉRIN.

— Comment ; est-il possible ? Vous n’avez pas d’espoir de vous faire une clientèle ?

— Pas d’ici à dix ans.

— Dix ans ! Vous m’effrayez.

— Oui, c’est un peu long, dix ans à vivre sans manger ! On s’y habitue difficilement, je vous assure.

— Mon cher monsieur, vous plaisantez. On gagne toujours un peu : de quoi payer sa pension et de quoi s’habiller. La profession peut bien d’ailleurs être exercée en amateur pendant quelque temps. J’aimerais assez à plaider une cause, et pour commencer je plaiderais pour rien.

— Ah, vous croyez qu’on plaide, lorsqu’on est avocat ? C’est encore une illusion. C’est bien difficile de se procurer une affaire quelconque, mais, sur cent affaires, il n’y en a pas une qui se plaide. Vous avez bien quelquefois une espèce de discussion sur un point de forme, mais une cause à plaider tout de bon ; c’est une huitième merveille du monde !

— Il y a une chose qui me console, c’est l’étude du droit. Quelle belle science, n’est-ce pas ? Quel enchaînement ? Quelle logique ! Quelle admirable analyse du bon sens de toute l’humanité ?

— Certes, vous avez fait des découvertes. Vous êtes un homme impayable ! Vous étudiez le droit comme une science ? Et quel droit étudiez-vous, s’il vous plaît ? Car, l’analyse du bon sens de toute l’humanité diffère essentiellement chez les divers peuples du monde. Étudiez-vous le droit romain, le vieux droit français, le nouveau droit français, le droit anglais, si droit anglais il y a ; nous avons de tout cela ici. Nous avons tous les codes imaginables, ce qui fait que nous n’en avons pas du tout. J’oubliais de vous parler de quinze ou seize volumes de lois provinciales[1] et de deux ou trois mille

  1. Il faudrait dire aujourd’hui une quarantaine.