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Page:Chavette - Les Petites Comédies du vice, 1890.djvu/55

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un ouragan furieux, piétinant la robe des femmes, bousculant les portefaix chargés, distribuant des coups de pied aux chiens, parlant haut avec des gestes désordonnés, enfin, dans cet état de fureur qui donne l’envie d’entrer chez un boucher pour mordre à pleines dents ces immenses quartiers de viande crue qu’il met en étalage. Peu à peu, la colère s’éteignit et le sang-froid revint. Alors, je me mis à réfléchir et je compris que mon mariage était devenu impossible. Non seulement le baron refuserait de donner au père, sur mon état de fortune, ces renseignements que lui interdisait sa loyauté d’homme qui n’a jamais menti, mais encore l’insulte que je venais de faire à son visiteur devait l’avoir exaspéré, et il allait dauber si bien sur mon dos, que le beau-père me prendrait tout au moins pour un détrousseur de diligences.

Arrivé devant ma porte, je n’osai plus monter chez moi. J’avais peur de me trouver seul entre quatre murs. Il me fallait la fatigue du corps pour endormir mon désespoir. J’allai par la ville, marchant, marchant toujours. Par quelles rues ? Dans quels quartiers ? Je l’ignore, car la pensée voyageait aussi. Enfin je fus arrêté par la lassitude, et — c’est triste à avouer — par la faim, car il était près de dix heures du soir. J’entrai chez Bignon avec l’idée de demander des consolations à la bonne chère. Dès ma première cuillerée de potage, l’appétit fut étranglé net par cette pensée : « À cette heure, le papa doit avoir fait sa visite au baron, et tout est perdu… » Je n’avais plus faim. Je sortis et j’aurais encore erré toute la nuit, sans la