Page:Cherbuliez - Amours fragiles, 1906.djvu/158

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un grand lustre, et à toute heure il croyait voir à ses pieds les quinquets fumeux d’une rampe. Le malheureux n’avait pas assez d’âme pour comprendre Shakespeare, mais il avait assez d’imagination pour composer dans sa tête des scènes de mélodrame où Booth jouait le beau rôle, étonnait le public par l’audace de ses attitudes, par le feu de son regard, par l’éloquence sublime de ses gestes. A force de s’y appliquer, il a pris son mélodrame au sérieux, un beau jour il l’a joué coram populo, et il a obtenu enfin ce grand succès d’étonnement, d’émotion, de larmes et d’épouvante qu’il avait rêvé et vainement poursuivi pendant toute sa vie. Pour que Booth eût la joie de s’emparer une fois de son public, de s’imposer à son admiration, de lui faire dire : « Booth est un grand acteur ! » il fallait que Booth tuât Lincoln ; Booth a tué Lincoln. Soyez sûr, monsieur, que, après avoir exécuté son abominable coup, il a pensé : « Ah ! cette fois, je les tiens, je les ai empoignés, ils n’ont d’yeux que pour moi. » Soyez entièrement convaincu que, lorsqu’il a traversé la scène, son couteau à la main, l’œil farouche, la chevelure hérissée, il a eu le temps de se dire avant de gagner pays : « Dieu ! que je dois être beau, et que je voudrais me voir ! » Je vous le répète, monsieur, on ne saurait trop se