Page:Chesneau - Artistes anglais contemporains, 1887.pdf/14

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

I
JOHN-EVERETT MILLAIS


Si nous ne nous proposions dans cet ouvrage de faire connaître le plus grand nombre possible d’artistes anglais contemporains, il suffirait d'étudier une à une toutes les oeuvres du peintre illustre dont le nom figure en tête de ces lignes pour donner une idée complète, à peu de chose près, de la variété du génie britannique en peinture. À l’exception du nu, en effet, M. Millais a su aborder tous les genres et les traiter avec une égale supériorité.

John-Everett Millais est né en 1829, à Portland Place, Southampton, tout à fait par hasard, pendant un séjour temporaire que ses parents firent alors dans le grand port du Hampshire. L’enfant n’avait pas cinq ans qu’il donnait déjà des témoignages de ses rares aptitudes pour le dessin. Encore aujourd’hui, l’artiste raconte volontiers l’anecdote suivante au sujet de ses croquis enfantins.

Sa famille habitait alors en Bretagne notre ville de Dinan, dont les lignes pittoresques et les vieux restes d’architecture gothique ne se sont pas effacés de son souvenir. Mais le nom de la vieille cité bretonne éveille encore en lui la mémoire d’autres émotions. Dinan est une ville de garnison. Dans le va-et-vient des diverses armes qui s’y mêlent, le jeune Everett éprouvait une prédilection toute particulière pour l’arôme de l’artillerie. Ses premiers dessins sont des dessins de soldats, et c’est toujours à ses chers artilleurs dont le brillant uniforme le ravissait qu’il revenait de préférence.

Quelques-unes des pages où il fixait son type militaire favori — avec une exactitude surprenante chez un gamin de six ans — tombèrent précisément entre les mains d’un officier d’artillerie. Émerveillé du talent du petit Everett, il les portait partout et les montra à d’autres officiers du régiment qui refusèrent de croire que ces dessins fussent l’oeuvre du joli petit étranger qu’ils connaissaient tous de vue. Il s’ensuivit le pari d’un dîner que bien entendu payèrent les incrédules. L’enfant artiste y assista triomphant et avec une si vive satisfaction de voir son premier talent brillamment reconnu, qu’il n’a jamais oublié l’aventure. Peu de temps après, sa mère, comprenant que le moment était venu de donner une direction sérieuse aux études d’art de Millais et fort embarrassée de le faire, résolut sagement de consulter quelqu’un qui eût qualité pour la conseiller. A qui pouvait-elle mieux s’adresser qu’au président même de l’Académie royale ? Celui-ci était alors Sir Martin Archer Shee, portraitiste, poète, critique, auteur tragique, médiocre en tout, mais très gonflé de l’importance de sa fonction. Sir Martin ne daigna pas même jeter les yeux sur les dessins que lui présentait un artiste qui n’avait pas encore dépassé l’âge grave de sept ou huit ans. Rengorgé dans sa dignité de président, Sir Martin se borna du haut de sa grandeur à dire : a Faites-moi de ce garçon-là un ramoneur plutôt qu’un artiste ». Malgré son humeur, Sir M. A. Shee, P. R. A., n’était pas un mauvais homme. Rappelé à des sentiments plus généreux par la stupéfaction douloureuse de la mère et