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Page:Chesneau - Artistes anglais contemporains, 1887.pdf/15

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artistes anglais contemporains.

de l’enfant, il condescend à regarder les dessins du petit Everett. Aussitôt sa morgue tombe, sa physionomie tout à l’heure renfrognée s’éclaire, exprime l’étonnement, bientôt l’admiration ; il n’est plus question de faire de l’enfant un ramoneur ; il déclare avec chaleur au contraire qu’il importe de cultiver soigneusement de tels dons, que la mère, le père, tous ceux qui approchent Everett ont le devoir de ne rien négliger à cet effet.

J. E. Millais fut placé immédiatement dans une école de dessin dirigée par un certain Henry Sass, qui s’était essayé sans le moindre succès à peindre des tableaux d’histoire et des portraits, y avait renoncé, puis était devenu un excellent professeur d’éléments. De cette petite école préparatoire aux écoles de l’Académie royale sont sortis des artistes éminents ; Millais n’est pas le moins illustre de ses élèves. — À l’âge de dix ans, il remporta une première médaille, prix fondé par la Société dés Arts, et suivit brillamment les cours de l’Académie royale. Les biographes de Millais constatent que son éducation toute locale ne fut en rien influencée par l’art des anciennes écoles du continent. Ce fut un très petit malheur et peut-être J. E. Millais doit-il à cette lacune d’avoir conservé sa très vive originalité.

Ses premiers succès à l’école de l’Académie excitèrent son émulation ; il redoubla d’efforts, d’énergie. Bientôt il débute par des portraits peints qu’on lui paye de 3 à 5 livres sterling (de 75 à 125 francs), et par des dessins de comédiens au prix de 10 shillings (12 francs). Puis il fait de l’illustration pour les éditeurs. Pendant longtemps l’artiste ne put inscrire au budget annuel de ses recettes beaucoup plus de trois mille francs. Cependant il n’avait pas vingt-quatre ans, quand il fut élu associé à l’Académie royale, non sans difficulté à raison de sa jeunesse. Il fallut passer outre à la lettre des statuts de la compagnie. Les Old Fogies — nous traduisons en français par le mot « perruques » — en frémirent et manifestèrent leur mécontentement en tenant l’artiste dans le vestibule des associés, c’est-à-dire au seuil mais à la porte de l’Académie, pendant sept longues années et en accueillant avant lui bien des peintres de moindre mérite. Millais leur en a gardé quelque rancune, car ils prolongèrent d’autant pour lui la période des temps difficiles. Malgré son talent, peut-être même à cause de son talent et à mesure qu’il grandissait, l’opposition qu’il rencontrait était plus violente et la fortune adverse plus acharnée.

Il avait déjà produit un nombre d’oeuvres fort respectable : le Pape Grégoire rachetant des esclaves et un Roi Alfred, en 1845 (il n’avait pas seize ans et ces deux tableaux n’ont jamais été exposés) ; Pizarre faisant prisonnier le roi des Incas du Pérou (1846) ; Elgiva marquée d’un fer rouge (1847) et, la même année, le grand carton du Denier de la veuve ; en 1848, Cimon et Iphigénie et la Tribu de Benjamin enlevant les filles de Shyloh ; Lorenzo et Isabella, en 1849, ainsi que Ferdinand et Ariel ; en 1850, le Grand-Père ; la Fille du bûcheron et Mariana, en 1851 ; — il avait enlevé toutes les médailles d’or à l’Académie ; il était déjà très connu, sinon célèbre, quand, en 1852, il exposa son admirable Huguenot ; eh bien, il ne put vendre ce tableau qu’au prix de 150 livres sterling, payables par acomptes longuement espacés. Il est juste d’ajouter que plus tard l’heureux acquéreur l’ayant revendu avec un grand bénéfice offrit spontanément au peintre un complément de 50 livres. Je demande bien pardon au lecteur français d’arrêter son attention sur ces questions de chiffres pour lesquelles nous sommes en général très dédaigneux et qui nous paraissent n’augmenter en rien, non plus que diminuer la valeur d’un artiste. Mais, en Angleterre, on ne professe point cette belle indifférence pour le côté pratique des choses, — c’est business et non plus goddam qui fait désormais le fond de la langue ; — l’on attache une telle importance à ces détails de prix que les biographies publiées dans les catalogues officiels des Musées nationaux les relèvent avec soin. Parlant d’un peintre anglais et trouvant l’occasion de le faire, nous avons cru qu’il ne nous était point permis de négliger ce trait de moeurs.

Pour s’être fait attendre trop longtemps, au gré des impatiences excusables d’un homme qui avait conscience de sa valeur, le succès n’en fut pas moins éclatant, et M. Millais occupe aujourd’hui l’une des plus hautes places, non seulement dans l’école anglaise, mais encore dans toutes les écoles du continent.