Page:Chesterton - Le Nommé Jeudi, trad. Florence, 1911.djvu/94

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un moment de distraction. C’était une statue de pierre en mouvement. Oui, cet être aux plans vastes, trop visibles pour être vus, au visage trop ouvert, trop explicite pour qu’on le comprît, pouvait faire penser qu’il y avait là plus qu’un homme. Mais Syme, quelle que fût la dépression dont il souffrît, n’était pas exposé à tomber dans cette faiblesse, si moderne. Comme tout le monde, il était assez lâche pour craindre la force ; il n’était pas tout à fait assez lâche pour l’admirer.

Les anarchistes mangeaient en causant, et jusque dans leur manière de manger se révélait le caractère de chacun. Le docteur Bull et le marquis chipotaient avec négligence les meilleurs morceaux, du faisan froid, du pâté de Strasbourg. Le secrétaire était végétarien, et discutait de bombes et de meurtres tout en absorbant une tomate crue, arrosée d’un verre d’eau tiède. Le vieux professeur avait des hoquets précurseurs d’un prochain gâtisme. Le Président gardait, là comme en tout, la supériorité incontestable de sa masse. Il mangeait comme vingt ! Il mangeait incroyablement ! On eût cru en le regardant dévorer, assister à la manœuvre d’une fabrique de saucisses. Et après avoir enfourné une douzaine de petits pains en quelques bouchées et bu toute une pinte de café, il recommençait, la tête penchée, à surveiller Syme.

— Je me suis demandé souvent, dit le marquis, en mordant dans une tartine de confiture, si je ne ferais pas mieux d’employer le couteau, de préfé-